Portage et appropriation culturelle

En créant ce blog, je désirais non seulement partager ma nouvelle passion pour le portage, mais aussi mes réflexions sociologiques sur un univers de pratiques et une communauté dans laquelle j’aime prendre place et discuter d’approches convergentes en parentalité. Je fais ainsi partie de plusieurs groupes Facebook de portage, en français et en anglais, locaux et internationaux. Ces groupes m’ont, dans un premier temps, procuré une aide inestimable sur le plan pratique (conseils sur comment nouer une écharpe, mais aussi apprendre au sujet des modèles/marques, motifs, mélanges, grammages et autre « geekery » de porteuses). Ces derniers temps, ces groupes m’ont surtout permis de réfléchir à la pratique du portage en tant que telle et de mieux comprendre ce qu’elle peut signifier, dans ses diverses acceptations, pour les membres de cette communauté.

Force est de constater que l’acte de porter son enfant détient pour beaucoup une forte valeur symbolique, voire sentimentale. Les écharpes deviennent des objets investis d’affect, comme des réceptacles des souvenirs avec son enfant, de ces moments privilégiés avec lui pendant lesquels la fameuse « poudre à dodo » a pu donner à papa ou à maman quelque répit. Pour certaines, il n’est plus question de se départir de cet objet. Une fois les années de portage terminées, plusieurs décident de garder un morceau de leur écharpe préférée pour la transformer en un foulard ou bien de l’inclure dans une couverture ou un quilt, etc. Il n’est pas rare non plus de lire certaines porteuses donner des petits surnoms affectueux à leurs écharpes bienaimées, le plus souvent des raccourcis du nom de la marque qu’elles ont chérie. Le problème survient alors quand le nom de cette marque se voit teinté d’une connotation péjorative qui contrarie le projet de voir l’écharpe pour autre chose qu’un joli tissu auquel on est attaché : l’écharpe comme l’objet d’une appropriation culturelle.

La question du portage et de l’appropriation culturelle n’est pas nouvelle (voir les critiques adressées à la compagnie Oscha Slings, relevées notamment par l’artiste aborigène qui a collaboré avec la marque, Elizabeth Close), mais elle anime particulièrement la Toile ces derniers temps à cause de la controverse soulevée au sujet d’une marque d’écharpes Allemande (Didymos). Elle a provoqué l’émoi au sein des diverses communautés de porteuses, les déchire même. Tel que j’ai pu le constater en tant qu’observatrice sur les groupes Facebook locaux dont je fais partie (comme « Wrapper’s Haven Ottawa »), les opinions sur l’attitude à avoir vis-à-vis de la compagnie divisent les membres. Les échanges sont parfois vigoureux et discuter du sort de ces écharpes emplies de souvenirs devient rapidement personnel. Certaines porteuses quittent les discussions heurtées, voire abandonnent le groupe, ce « havre » dont elles faisaient partie. Je m’attarderai dans quelques instants sur le cas de Dydimos qui a soulevé tant de remises en question au sein de la communauté mais j’aimerais tout d’abord expliquer de quoi relève exactement le concept d’appropriation culturelle et comment il est pertinent pour analyser le monde du portage. *Veuillez noter que pour plus d’informations, j’ai également placé en fin d’article mes sources et quelques liens d’approfondissement sur le sujet *

L’appropriation culturelle, en bref, c’est le fait de s’approprier des éléments, des ressources, des objets, des pratiques qui appartiennent à une autre culture, pour enrichir son propre capital culturel, financier, symbolique. Dans le contexte des rapports de pouvoir découlant de la colonisation, de l’impérialisme et du capitalisme, on parle notamment d’appropriation culturelle dans la situation d’une relation inégale et de domination, entre des personnes/groupes privilégiés et des personnes/groupes marginalisés et dépossédés de leurs cultures. On fait ici souvent référence aux personnes de couleur (telles que les populations aborigènes) dont les pratiques jugées exotiques ou au potentiel « tendance »/ à la mode deviennent alors profitables pour la culture dominante. L’appropriation culturelle est par exemple souvent flagrante dans le monde de la mode où une pratique ancestrale ou un objet incarnant l’identité d’un peuple (ex : la coiffe indienne) se voit transformée en un accessoire pour les groupes qui se l’approprient et le portent sans reconnaitre son origine première ou sa signification.

Et c’est là que je souhaite introduire le lien entre portage et appropriation culturelle.

La pratique même du portage en écharpe est issue de nombreuses cultures dans le monde et elle nait souvent de la nécessité d’accomplir les tâches quotidiennes (et de pouvoir s’occuper éventuellement des autres enfants du foyer). Avoir ses deux mains libres pour continuer de fonctionner (travailler, cuisiner, manger, etc.) n’est pas une raison si éloignée de celle qui poussent aujourd’hui les porteuses d’Amérique du Nord et d’Europe à utiliser l’écharpe dans leur quotidien. Il incombe toutefois de reconnaitre qu’il s’agit de réalités nettement différentes pour les un-es et pour les autres, puisqu’acheter de beaux (et souvent onéreux) tissus pour y porter son enfant relève véritablement d’un privilège. Un privilège qui est celui de la classe moyenne et blanche (dont l’auteure de cet article fait d’ailleurs partie). De même, si le portage en tant que tel n’est pas exclusif à certaines communautés culturelles, la manière de porter et les tissus pour le faire (avec la signification qui leur est associée), par contre, eux le sont assurément. En être conscient et reconnaitre l’origine d’une pratique sans la décontextualiser et la déposséder d’une identité culturelle qui n’est pas la nôtre voilà les premiers pas vers une meilleure compréhension du privilège dont nous sommes détenteurs. C’est en tous les cas la démarche que je souhaite ici adopter en prenant la mesure de ma propre position privilégiée en ce qui a trait à l’appropriation culturelle et en vous exposant les enjeux importants de justice sociale qui se cachent derrière cette controverse.

Tout semble être parti récemment du mouvement #takebacktherebozo qui souhaite sensibiliser la communauté de porteurs et de porteuses à l’origine du mot de « rebozo », devenu commun et sorti de son contexte premier d’utilisation. « Rebozo » renvoie trop souvent (et de manière erronée) à un simple « nouage » (quand il n’est pas utilisé en anglais comme un verbe!), alors que le rebozo est un châle originaire des pays meso-américains, utilisé notamment par les femmes indigènes, pour accompagner les personnes de la naissance à la mort. Chaque rebozo a des motifs et des couleurs propres aux régions et à leurs traditions. La façon dont le terme « rebozo » a donc été utilisé au cours des dernières années a largement contribué à déposséder une culture de son identité au profit de compagnies d’écharpes qui vendent leurs produits sous ce terme. C’est le cas de la compagnie Didymos dont une série d’écharpes portant le nom « Indio » a soulevé l’indignation chez les porteuses hispanophones reconnaissant à la fois dans le terme une insulte raciste envers les populations autochtones d’Amérique latine (« Indio »), et dans le motif la copie quasi conforme d’un motif de rebozo des Zapotecs, une communauté autochtone du Mexique. La compagnie, qui a pourtant été alertée sur le sujet à maintes reprises, ne semble toutefois pas prête à reconnaitre son erreur et à la corriger. Elle a récemment concédé à changer le nom des écharpes dites « Indio » pour celui de « Prima », mais elle refuse de considérer l’acte d’appropriation culturelle auquel elle a pris part avec la copie flagrante (le vol!) du motif appartenant à une communauté marginalisée.

Sur les groupes Facebook, les propriétaires des écharpes Dydimos (et elles sont nombreuses car ces dernières sont très populaires tant pour leurs qualités que pour leur prix attrayant) se voient à présent déchirées sur le sujet. Certaines fans n’arrivent pas à saisir la position de privilège qui informe leur point de vue et à réaliser qu’il ne s’agit pas d’un simple « motif » et qu’il y a un problème légitime soulevé ici par des personnes qui sont opprimées. Des porteuses ne veulent tout simplement pas se séparer de leurs écharpes bienaimées ou remettre en question les « bonnes intentions » d’une compagnie qu’elles suivent depuis longtemps avec passion. (Et il ne s’agit d’ailleurs pas ici de remettre en question les « bonnes intentions » de qui que ce soit, mais d’exiger à présent d’être à l’écoute des personnes heurtées par l’appropriation de leur culture et qui en font acte). D’autres porteuses sont déçues par l’attitude de la compagnie et ne peuvent plus voir leurs « Didys » du même œil ; désenchantées, elles décident parfois même de les vendre. Et puis, surtout, il y a les porteuses qui sont directement concernées par l’appropriation culturelle et qui sont doublement blessées. Leur marginalisation est maintenue par l’acte de mise sous silence par les groupes de fans de la marque dont elles faisaient partie. Dans tout ce processus de réflexion sur l’appropriation culturelle et le portage, c’est bien là ce qui me semble être le plus troublant : qu’une communauté qui offre un espace de partage et une vision commune du rapport à l’enfant devienne un lieu hostile pour celles qui osent exprimer leur désaccord et leur inconfort avec des pratiques racistes. Le groupe de la marque « Farideh » est un parfait exemple de mise sous silence particulièrement violente où des membres (pour la plupart des personnes de couleur) ont été enlevées du groupe, sans préavis ni explication et ont de ce fait, perdu tous privilèges de membres (comme avoir accès au tirage pour le « droit d’acheter » les écharpes). Ce type de pratique a également eu pour effet de pousser certaines à abandonner le portage et à quitter la communauté dans son ensemble, écœurées par le sort qui leur a été réservé et la fermeture d’esprit des administratrices qui les ont bannies et ont refusé d’entendre leur souffrance. Bref, on saisit bien ici tout l’enjeu qui se cache derrière le « joli morceau de tissu » et l’affect dont il a été investi…

Comment adopter alors une pratique de portage responsable et éviter de participer aux mécanismes d’appropriation culturelle ? Tout d’abord, en étant à l’écoute des personnes issues des groupes oppressés et marginalisés lorsqu’elles attirent notre attention sur des pratiques racistes dans les différents groupes de portage (en particulier ceux qui sont « fans » de telle ou telle marque). Ensuite, en s’informant sur ces problématiques, grâce aux groupes qui alertent les porteuses sur l’éthique des différentes compagnie d’écharpes, qui partagent les précieux témoignages des porteuses marginalisées et qui proposent à tous leurs membres des pistes de réflexion pour mieux saisir notre position de privilège (le fameux processus réflexif d’« unpacking » ou décorticage, nécessaire à l’analyse de l’appropriation culturelle et à notre auto-évaluation). Sur Facebook, ces groupes activistes, pour la plupart anglophones, sont « Babywearers of Diversity » et « CCBW Reviews ». Ils fournissent un espace unique de discussion et d’éducation pour les porteurs/porteuses qui peuvent consulter les fichiers à cet effet. On y trouve par exemple sur CCBW Reviews des fichiers par compagnie (ex : Oscha, Pavo, Didymos), des conseils sur quoi faire avec les écharpes « problématiques » déjà achetées, ainsi que des ressources pour explorer les concepts discutés dans le groupe. On entre dans ces groupes avec la compréhension que l’on doit faire ce cheminement seul et ne pas alourdir la tâche des personnes de couleur en leur demandant de nous « éduquer » sur le sujet, de faire ce travail de « unpacking »/décorticage de la position de privilège pour nous. Ces groupes sont aussi et avant tout un lieu de refuge pour les porteuses qui se sentent exclues, ou ont été clairement bannies des groupes de fans (« chatter groups ») pour avoir exprimé leur mécontentement ou leur inconfort.

En bref, il incombe à chacun-e de s’informer, d’écouter, de comprendre, d’agir en conséquence selon une éthique et une approche réflexive en portage, tout en usant d’un langage respectueux dans les échanges. J’espère que ce premier article y apporte une modeste contribution pour continuer d’apprendre, de réfléchir ensemble et de bâtir une communauté plus juste et équitable…

Des ressources super utiles pour en savoir plus et démêler les ressorts complexes de l’appropriation culturelle et son lien avec le monde du portage :

  1. Pour un raccourci en images de la définition d’appropriation culturelle, cette vidéo en français est très bien conçue.
  1. Articles académiques sur la notion d’appropriation culturelle et efforts de théorisation :
  • Rogers, R. A. (2006), From Cultural Exchange to Transculturation: A Review and Reconceptualization of Cultural Appropriation. Communication Theory, 16: 474–503.
  • Coombe, R.J. (1993) ‘The Properties of Culture and the Politics of Possessing Identity: Native Claims in the Cultural Appropriation Controversy’, Canadian Journal of Law & Jurisprudence, 6(2), pp. 249–285.
  • Pour une meilleure compréhension sociologique du terme d’ « appropriation culturelle » et une illustration avec le cas du hip hop aux Etats-Unis, je vous conseille cet article brillant de Rodriquez (en anglais).
  1. Les blogs (en anglais):
  • Un article en ligne sur la controverse de Didymos

 

 

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